Revendications, priorités et procédure : enseignements de l’arrêt du 9 avril 2025 sur la révocation d’un brevet par l’INPI
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 9 avril 2025, a confirmé la décision du directeur général de l’INPI ayant totalement révoqué un brevet français portant sur un dispositif de remplissage de ballons à eau. L’arrêt aborde plusieurs points cruciaux en droit des brevets : l’extension de l’objet du brevet, la validité de la priorité, la nouveauté au regard de l’état de la technique, et enfin la recevabilité des requêtes subsidiaires déposées en appel. Retour sur cette décision structurante.
I. L’extension de l’objet : un écueil fréquent en procédure d’opposition
L’un des motifs majeurs de révocation retenu par la Cour tient à l’extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande telle que déposée, en violation de l’article L. 613-23-1 3° du Code de la propriété intellectuelle.
La revendication indépendante 1, telle que délivrée, introduisait une nouvelle caractéristique : les tubes creux s’étendent « selon une même direction ». Cette formulation ne figurait pas dans la demande initiale de manière isolée. Pour la Cour, cette caractéristique était indissociablement liée, dans la description d’origine, à une autre propriété : l’évasement des tubes lors du remplissage, destiné à répondre à un problème d’encombrement.
Se fondant sur la jurisprudence constante et notamment la décision G 2/10 de l’OEB, la Cour rappelle qu’une extraction partielle d’une combinaison de caractéristiques techniques n’est admissible que si les éléments extraits ne sont pas structurellement et fonctionnellement liés. En l’espèce, l’analyse de la description et des figures démontre une relation fonctionnelle étroite entre la direction des tubes et leur évasement, ce qui rend la généralisation isolée injustifiable.
Cette généralisation intermédiaire a été jugée constituer une modification inadmissible. Par conséquent, les revendications dépendantes (2 à 13) héritant de cette caractéristique viciée se sont vues également annulées.
II. La validité de la priorité : exigence d’une identité stricte d’invention
Un second fondement de la révocation réside dans le rejet de la priorité revendiquée pour la revendication de procédé n°14. Le brevet en cause revendiquait trois priorités issues de demandes américaines (P1, P2, P3). Or, la Cour juge que les documents P1 et P2 ne divulguaient pas directement et sans ambiguïté certaines caractéristiques techniques clés de la revendication 14.
Pour bénéficier du droit de priorité selon l’article L. 612-7 CPI, l’objet revendiqué dans la demande ultérieure doit être identique à celui divulgué dans la demande de priorité. Ce principe, interprété strictement tant par l’OEB que par les juridictions françaises, conduit ici à l’exclusion des priorités P1 et P2, seules P3 étant reconnue valable.
Ce point est d’autant plus significatif que l’antériorité de certaines publications (vidéos diffusées sur YouTube) entre les dates de P1/P2 et celle de P3 devient, de fait, opposable à la nouveauté du brevet, comme le démontre la suite de la décision.
III. Nouveauté et divulgations en ligne : YouTube comme état de la technique
La revendication 14 du brevet a également été invalidée au titre du manque de nouveauté (article L. 613-23-1 1° CPI), au regard de trois vidéos (D7, D8, D9) diffusées publiquement avant la date de priorité valable (P3 – 22 septembre 2014). Ces vidéos montraient le produit « Bunch o Balloons » en fonctionnement.
La Cour rappelle les critères de divulgation destructrice de nouveauté : l’antériorité doit révéler l’invention dans tous ses éléments, dans une configuration et un fonctionnement identiques. Les vidéos en question, accessibles librement sur des plateformes en ligne, présentaient une démonstration explicite du procédé de remplissage de ballons en série. L’identification des caractéristiques techniques de la revendication 14 dans ces vidéos, notamment l’alignement des tubes, le mécanisme de remplissage et le détachement automatique, suffit à priver l’invention de son caractère nouveau.
Cet aspect confirme que les contenus audiovisuels en ligne peuvent constituer des antériorités pleinement recevables, dès lors que leur date de diffusion est fiable et que leur contenu est suffisamment détaillé. Cela souligne, une fois encore, l’importance d’une veille active sur les divulgations publiques préalables à toute demande de brevet.
IV. Requêtes subsidiaires en appel : la Cour rappelle les limites procédurales
Enfin, la Cour a jugé irrecevables les dix-sept requêtes subsidiaires en modification des revendications présentées pour la première fois devant elle, au stade de l’appel. Ce rejet repose sur une lecture combinée des articles L. 613-23-3, R. 411-38 et de la jurisprudence de la Cour de cassation.
En procédure d’opposition devant l’INPI, le titulaire peut introduire des modifications pour répondre aux motifs d’opposition. Toutefois, en appel, seules des prétentions tendant aux mêmes fins que celles déjà soumises à l’INPI peuvent être présentées. Or, chaque jeu de revendications modifié définit un périmètre de protection différent, ce qui constitue une prétention nouvelle.
La Cour en déduit que l’introduction de nouvelles requêtes subsidiaires en appel, qui n’avaient pas été soumises à l’INPI, modifie la nature de la demande de protection et est donc irrecevable.
La décision souligne cependant une zone grise : qu’en serait-il si l’opposant, en appel, introduisait de nouveaux moyens d’opposition ou de nouvelles antériorités ? Dans un tel cas, la question de la recevabilité des requêtes subsidiaires nouvelles pourrait être réexaminée à la lumière de l’article R. 411-38 alinéa 2, notamment en cas de « fait nouveau ».
Conclusion
L’arrêt du 9 avril 2025 fournit un éclairage utile sur plusieurs aspects fondamentaux de la procédure d’opposition en droit des brevets. Il illustre notamment :
- L’exigence rigoureuse en matière de base textuelle des modifications (interdiction des généralisations intermédiaires),
- Le respect strict des conditions de priorité,
- L’opposabilité croissante des divulgations en ligne,
- Et les limites procédurales applicables en appel, en particulier pour les requêtes subsidiaires.
L’affaire rappelle l’importance d’une stratégie cohérente dès la phase initiale, intégrant une documentation rigoureuse, une anticipation des antériorités et une prudence accrue dans les modifications apportées aux revendications.
Antonin Staub, 2 juin 2025