Distribution de logiciels en SaaS : Réflexions sur la récente décision Kompakwerk / LivePerson
Dans une récente décision (aff. Kompakwerk GmbH c/ LivePerson Netherlands B.V., 4 septembre 2024, [2024] EWHC 2278 (Comm)), la High Court of Justice de Londres a jugé que les abonnements SaaS limités dans le temps ne sauraient être regardés comme des contrats de vente. En conséquence, il n’est pas possible pour un revendeur de telles licences de bénéficier du statut protecteur des agents commerciaux, celui-ci étant réservé aux intermédiaires intervenant dans la « vente de marchandises ».
Cette décision, qui repose sur la directive 86/653/CEE, devrait être considérée avec beaucoup d’intérêt par les professionnels et praticiens car elle est de nature à compléter utilement l’interprétation connue de la CJUE.
La contractualisation des relations entre éditeurs et distributeurs de logiciels revêt une grande diversité en raison de la complexité de ce type de partenariat (marketing et avant-vente, support technique, détermination de la rémunération…), des modalités de remise de la solution (copie physique, téléchargement, SaaS…) et de la relation juridique revendiquée (commissionnaire, agents, revendeurs, référenceurs…). Comme nous allons le voir, la durée de la licence d’utilisation consentie au client final devrait également influer sur les termes du contrat de distribution.
Dès lors qu’un distributeur intervient dans la négociation et/ou la conclusion du contrat de licence entre l’éditeur et le client, la question de savoir si l’intermédiaire peut être qualifié d’agent commercial se pose souvent, celle-ci étant aussi pertinente que lourde de conséquences :
- Pertinente, car la notion d’agent commercial, telle que définie par la directive 86/653/CEE (art. L.134-1 Code de com), vise les opérations de « vente ou d’achat de marchandises ». Or, il n’est pas évident qu’une licence d’utilisation de logiciel, qui est un bien immatériel, relève de cette définition de « marchandise », terme souvent associé aux biens corporels et à un transfert de propriété.
- Lourde de conséquences, car le régime européen de l’agent commercial offre à celui-ci des garanties aussi enviables que potentiellement onéreuses pour le commettant, en particulier un droit à commissions et une indemnité de fin de contrat.
La position de la CJUE s’agissant des licences perpétuelles
En 2021, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) avait jugé, à propos d’un revendeur de licences de logiciel perpétuelles, que celui-ci pouvait effectivement être considéré comme un agent commercial (CJUE, 16/09/2021, C-410/19, The Software Incubator Ltd c/ Computer Associates).
La CJUE avait alors considéré qu’un logiciel peut être considéré comme une « marchandise » puisqu’il revêt une valeur commerciale et est susceptible de faire l’objet d’une transaction commerciale. Ce faisant, la « marchandise » devenait synonyme de « bien », dont on sait qu’il peut être matériel ou immatériel.
Les juges européens avaient ensuite caractérisé l’existence d’un transfert de propriété, en relevant que la copie du logiciel (qui résultait d’un téléchargement) était définitivement cédée au client puisque la licence était perpétuelle. L’assimilation de la licence d’utilisation perpétuelle d’un progiciel à un contrat de vente n’était d’ailleurs pas nouvelle (CJUE, 3/07/2012, C-128/11, Usedsoft GmbH c/ Oracle International Corp.).
Mais l’offre de licence logicielle en mode SaaS, qui n’implique ni remise d’une copie du logiciel ni droit perpétuel, conduira inévitablement la Cour de Justice à s’interroger à nouveau.
En attendant, on peut donc prendre connaissance avec un grand intérêt de la décision de la juridiction londonienne, puisqu’elle constitue une nouvelle interprétation de la directive 86/653 à l’aune des offres SaaS.
L’offre commerciale en SaaS ne peut être assimilée à une vente
Le cas portait sur un revendeur qui fournissait à des utilisateurs finaux un accès à une solution informatique sous une licence de type SaaS annuelle. La question était de savoir si ce revendeur pouvait être qualifié d’agent commercial et ainsi bénéficier des protections de la réglementation britannique transposant la directive 86/653.
La High Court a estimé que le modèle SaaS basé sur le Cloud pour la fourniture de logiciels aux clients pour une période limitée n’impliquait pas de « vente » et devait au contraire être considérée comme de la « location » (« a rental »). En l’absence de droit permanent concédé au client, il n’est pas possible d’assimiler la transaction à une vente de logiciel.
En conséquence, le distributeur d’un logiciel commercialisé en mode SaaS ne saurait bénéficier du régime propre aux agents commerciaux.
Quelles conséquences à l’arrêt Kompaktwerk ?
Certes, certains souligneront que cette décision émane d’une juridiction britannique et est rendue plusieurs années après le Brexit. Elle n’a pas vocation à rentrer dans l’ordre jurisprudentiel communautaire ou français. Cela est incontestable, et aucune juridiction de l’Union ne peut s’estimer liée par l’arrêt Kompaktwerk. On ajoutera même que la remise en cause en profondeur du règlement transposant la directive de 1986 est un véritable serpent de mer au Royaume-Uni.
Il n’empêche que la lecture de cette décision démontre à quel point celle-ci se fonde sur le texte de la directive et la jurisprudence de la CJUE. Elle n’en prend pas le contre-pied, mais au contraire semble fidèlement la faire sienne : Puisque la CJUE considère qu’il doit y avoir assimilation à la vente dès lors que le client a un droit permanent sur un logiciel, alors il ne saurait y avoir une telle assimilation si ce droit est précaire, comme c’est le cas d’une offre Cloud reconductible annuellement.
Pour les professionnels, distributeur et revendeurs, il est peut-être temps de corriger ou d’améliorer le modèle contractuel retenu. Quant aux juristes spécialisés, cet arrêt offre l’occasion de reprendre ce lancinant débat académique sur la qualification juridique de la licence de logiciel !
Par Antonin STAUB, le 14 novembre 2024